La réflexion concernant la relation que nous entretenons avec la technologie, et en particulier les technologies de l’ère numérique, est dominée, ces dernières années, par une forme de résignation enthousiaste consacrant la dimension normative des technologies. Ce fatalisme technologique se traduit, dans le discours dominant, par le caractère irréductible des mutations sociales accompagnant l’essor de telle ou telle technologie. Ainsi, par exemple, l’explosion de l’usage de l’Internet, associée à une représentation allégorique de son architecture originelle (complètement décentralisée et repoussant l’intelligence aux extrémités), conduit de très nombreux observateurs à trouver dans la notion de « partage » un caractère « immanent au fonctionnement et aux finalités » de l’Internet, au point d’ériger celui-ci au rang de « commun » indispensable à nos sociétés (Clément-Fontaine, 2014). Les débats juridiques actuels se cristallisent alors davantage sur les inquiétudes nourries par l’érection de nouvelles barrières susceptibles de contraindre la libre circulation de l’information (Lessig, 2001 ; Wu, 2003 ; Zittrain, 2008) plutôt que sur le modèle même de libre circulation de l’information ainsi choisi. En détournant le regard du caractère socialement construit de cette infrastructure technologique, pour reprendre le vocable de Bruno Latour et Stephen Woolgar, on en vient à perdre de vue le caractère temporaire et précaire du consensus sur lequel repose pourtant un tel outil. Compte tenu des nombreuses incidences politiques, sociales, culturelles et économiques qui s’y rattachent, ce consensus devrait normalement rester sujet à révision au terme d’un processus de débats et de délibération (Morozov, 2013), qui reste encore largement à identifier. Ces précautions devraient permettre de lancer une série de réflexions sur la place que nous accordons à l’utilisation des technologies dans la réalisation de certaines fonctions régaliennes de l’État (la Justice, la police etc.) ou dans le domaine scientifique (avec la montée en puissance des humanités numériques) et plus généralement sur les mécanismes que nous identifions pour en gouverner le recours et l’évolution.